19 heures précises, c’est l’heure. Comme mue par une espèce de ressort, elle sort sa tête de la cuisine et appelle de sa voix claire « Les enfants, il est l’heure de mettre la table ». Tous les soirs, à la même heure, la même phrase sort de sa bouche. Ses deux enfants laissent en suspens leurs histoires pleines d’animaux fantastiques, de lutins et de cow-boys pour retrouver leur mère dans la cuisine. Ils n’ont pas intérêt à retarder le planning du dîner, ils l’ont déjà fait et se souviennent encore des cris et de la correction qu’ils ont reçue. Mettre la table leur incombe. En cinq minutes, tout doit être correctement placé. Le couteau à droite de l’assiette, la fourchette à gauche ; le verre devant l’assiette bien centré ; les serviettes pliées en triangles isocèles à droite ; le pain dans un torchon en bout de table ; le sel et le poivre à côté de la bouteille d’eau de source. Ils s’exécutent. En silence. Avec force minutie. Ils n’ont pas le droit à l’erreur sous peine d’être privés de dessert ou pire voir leur mère hurler, s’effondrer en larmes et se plaindre de la misère de sa vie et de ses enfants si peu dégourdis qui ne l’aident pas, alors qu’elle en a tant besoin, qu’elle est si fatiguée, qu’elle se sent si seule. Alors ils font attention. Ils évitent de croiser leurs regards : toute distraction peut être fatale, ils le savent. C’est vrai qu’avec le temps, ils ont appris à être raisonnables. Ce sont de bons petits garçons. Parce qu’à sept et dix ans, on est grand, on ne fait plus de bêtises. Même si à l’école, on leur dit qu’ils sont toujours des enfants…

La table est prête. Elle sort de la cuisine, les bras chargés d’une marmite. Nous sommes mercredi, c’est le jour des pommes de terre aux lardons. Les gamins adorent ça. Ils en ont l’eau à la bouche. Ils s’assoient à leurs places respectives et s’impatientent de la première bouchée : la pomme de terre toute chaude qui a baignée dans la sauce épaisse, au goût de lard et qui fond dans la bouche pour laisser, sur la langue, un petit goût de feu de bois. Ils se contiennent pour ne pas dégainer leurs fourchettes. Ils doivent attendre que leur mère les ait servis, que son assiette à elle soit remplie et qu’elle se soit rassise pour commencer. Pas trop vite. Une pomme de terre à la fois. Mâcher sans ouvrir la bouche. Attendre d’avoir avalé pour piquer de la fourchette une autre pomme de terre. On ne rigole pas. On ne parle pas la bouche pleine. De toute façon, on n’a pas le droit de parler. Juste répondre aux questions posées. Oui c’est bon maman. Oui nos devoirs sont terminés. Oui après le dîner nous débarrasserons la table, irons nous brosser les dents et au lit. Tant pis pour nos jeux qu’on a laissés en plan, pensent-ils. Entre deux bouchées et sans question, on peut entendre le tictac de l’horloge de la cuisine. Ne pouvant parler sans l’autorisation de leur mère, les enfants se font des clins d’œil complices en prenant bien garde de ne pas être surpris. C’est leur manière de communiquer à table, en la présence de leur mère.
Qu’est-ce que vous avez étudié aujourd’hui à l’école ? Les deux se regardent, à qui s’adresse-t-elle ? Toi Julien, tu as fait quoi, dis-moi ? Alors il explique par le menu l’exercice de mathématiques, la dictée, les récréations - sans trop s’appesantir sur ce sujet bien souvent objet de remontrances à cause des billes perdues ou des vêtements salis – le collage réalisé pour la fête des pères. En prononçant ses paroles, l’enfant découvre que sa gorge est toute serrée, les mots ne sortent plus naturellement, il a envie de pleurer et bien qu’essayant de se retenir, des larmes coulent sur ses petites joues arrondies. Il baisse le regard sur son assiette, serre le manche de sa fourchette de toutes ses forces comme pour l’aider à ravaler sa tristesse. Son petit frère lui donne un petit coup de pied sous la table, un signe pour lui dire Hey juju t’inquiète, je suis avec toi. Cet appel du pied, résonne en Julien comme un signal, comme la prise de conscience que certaines choses ne peuvent pas rester cachées sous la table. La tête toujours baissée, il interpelle sa mère : maman, il est où papa ? Elle fait mine de ne pas avoir entendu, il faut croire qu’elle espère que la question sans réponse laissera place au silence. Julien, dont la colère se transforme en rage, veut savoir. Il ne laissera pas cette question en suspens. Il lève la tête, fixe sa mère, qui regarde ailleurs, fuyant la réalité de cette situation : maman, je répète, où est papa ? où est papa ? où est papa ? Il se lève, répète la question de plus en plus vite, sa voix se fait de plus en plus forte. Où est papa ? OU EST PAPAAAA ? Comme un indien chantant les paroles qui feront venir la pluie, il espère entendre la vérité. Il s’approche d’elle, sa transe lui fait perdre toute notion de peur, il a envie d’hurler dans ses oreilles, lui faire comprendre l’urgence d’avoir une réponse. Rémi ne bouge pas, ne dit rien, subjugué par la scène qui se déroule devant ses yeux. Où est papa ? Julien est face à sa mère, la bouche grande ouverte, déversant sa douleur. Elle se lève de sa chaise. Où est pa… Clac ! Rémi voit comme au ralenti la main de sa mère levée, la main sur la joue de son frère, la joue rouge, les larmes qui coulent. Et maintenant au lit ! Tous les deux ! crie-t-elle. Les deux enfants savent qu’il n’y a plus de discussion possible. Leurs assiettes sont à moitié pleines encore, les pommes de terre fument toujours mais ils ne peuvent pas faire autrement que de se lever et obéir. De toute façon ils n’ont plus faim. Ils ont juste envie de se retrouver dans la douceur de leur lit, dormir et oublier ce dîner. Mais pas leur père, ça, il n’en est pas question.

Pelotonnés dans leurs lits respectifs, ils écoutent en silence les bruits qui leur viennent de la cuisine : l’eau de l’évier qui coule, la vaisselle qui s’entrechoque, les pas de la mère qui va d’un placard à l’égouttoir. Ils peuvent suivre le moindre de ses gestes. Ils ne veulent pas s’endormir avant que tout soit lavé, essuyé, rangé car après la vaisselle terminée, elle vient toujours les embrasser et leur souhaiter bonne nuit. Cette fois-ci elle n’est pas venue. Ils l’entendent se coucher. Ils l’entendent éteindre la lampe de chevet. Ils l’entendent pleurer.

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Mercredi, c’est pommes de terre aux lardons.

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