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Entre nou(s)velles
10 octobre 2011

Et si je devenais un autre ?

Voilà, je m’appelle Bruno, je suis un garçon normal. Toujours dans la moyenne, ni mieux, ni moins bon. Vous prenez les statistiques caractérisant le français moyen : et bien c’est moi. Je mesure un mètre soixante-treize, je pèse soixante-dix kilos, je suis brun aux yeux marrons, je suis hétérosexuel quoique peu actif ces derniers temps, je travaille comme responsable dans un magasin de chaussures et je suis déprimé. Je n’ai pas toujours été comme ça, je veux dire déprimé, le reste si, bien entendu. La déprime, en revanche, c’est nouveau, enfin je commence à m’y habituer, ça fait quelques mois déjà. Cinq mois et trois jours. Depuis que Diane m’a quittée. Pour un autre. Mais pas mon meilleur ami. Ca aurait été presque drôle et en tout cas assez original pour que j’en témoigne à une quelconque émission talk show ou je ne sais quoi, ce qui du coup m’aurait peut être apporté une certaine célébrité. J’ai  lu une fois que les gens qui passaient à la télé, dégageaient une aura particulière, passagère, mais une aura quand même, qui les rendaient plus séduisants. Là, en l’occurrence, mon ex, Diane, s’est tirée avec un collègue. Ils vivent déjà ensemble au bout de cinq mois alors que nous il nous aura fallu plus de deux ans. Nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, voilà ce que me répète régulièrement mon meilleur ami Antoine, après notre partie de tennis hebdomadaire. Il est sympa, il essaie de me remonter le moral. Mais moi, ça ne me fait aucun effet sa méthode Coué. Je me sens nul, abandonné par une femme que j’aimais et persuadé que je finirai probablement seul, alcoolique, à beugler devant ma télévision emmitouflé dans ma robe de chambre miteuse et puant la clope. Bon je ne fume pas mais je suis certain que bientôt, ces satanées cigarettes me deviendront indispensables.
Voilà je suis Bruno, je suis banal et je me suis fait larguer.

Depuis cinq mois et des cacahuètes, ma vie suit un rythme dont toutes les notes sont identiques d’un jour à l’autre. Pas de surprises, pas de changements dans mon quotidien, même infimes. Ce que je mange le matin, mes tartines et le beurre qui les accompagne sont les mêmes tous les jours au gramme près. Je n’ai pas toujours été comme ça. Mais devant le chaos soudain de ma vie, j’ai eu besoin de repères, de choses immuables qui ne pouvaient pas me claquer entre les doigts, ou me claquer la porte au nez comme Diane l’a fait. J’aimerais vous raconter l’histoire fabuleuse que nous avons eu tous les deux mais je n’en ai pas le courage. Rien que d’y penser, j’ai la nausée.
Antoine m’a proposé de sortir avec lui, de rencontrer de nouvelles personnes, m’inscrire à des sites de rencontres. Un petit coup ça te ferait du bien, aime-t-il me taquiner, sans délicatesse il faut bien en convenir. Mais non, ça ne m’intéresse pas. Le corps d’une autre, la peau d’une autre, d’autres formes, d’autres façons de faire, ça ne me dit rien. Ça ne me plait pas du tout. Alors tous les jours depuis cinq mois, je me lève à sept heures, je mange mes tartines beurrées après avoir pris une douche de sept minutes (j’ai une conscience écologique) puis à huit heures vingt-cinq je descends les trois étages de mon immeuble, je marche six minutes et je prends le métro. Le trajet dure vingt-deux minutes en moyenne. Comme je suis en avance et qu’il ne me sert à rien d’attendre les autres employés dans le magasin éteint et vide de clients, je m’arrête au bar juste en face du magasin et je prends un café allongé, que je bois jusqu’à ce que la radio du bar annonce neuf heures (le bar aussi a ces habitudes). J’ouvre la grille et ma journée de travail commence.  Chiffres. Odeurs de pieds (et clientes qui rougissent, pas les hommes c’est signe de virilité pour beaucoup d’entre eux). Talons. Lacets. Baskets. Escarpins. Mal aux pieds. Trop grand. Trop petit. Confortable. Chausse-pied. Cirage (plus très courant en fait). Bullshit quoi ! Mais tout ce vocabulaire répétitif et ce boulot qui ne me demande pas de trop de réflexion me permettent de ne pas penser à elle et accessoirement gagner l’argent qui fait que je survis, matériellement tout du moins, car émotionnellement je me noie. Après ma journée de travail, quand la grille est rabaissée et que l’alarme est mise en route, je rentre chez moi par le même chemin que le matin (sauf le jeudi puisque je vais au tennis, c’est la seule excentricité que je m’accorde dans cette vie dépouillée). Manger, regarder la télé, me masturber (et oui tout de même). Je ne vis pas ma vie, je la survole, je suis en mode automatique et ça me va bien. Pour combien de temps, je ne sais pas. Bientôt j’aurais peut -être besoin d’autre chose : de cigarettes et de bourbon probablement. CQFD par rapport à ce que je disais précédemment.

 Et puis un jour, je rentre. C’est un mardi, un jour ordinaire quoi. Arrivé en bas de chez moi, je remarque quelque chose qui ne va pas. L’atmosphère, l’odeur sont différentes de d’habitude. Je lève le nez. L’immeuble est noir. Des vitres de fenêtres sont brisées. Je veux rentrer chez moi mais un pompier m’en empêche, il m’indique la procédure à suivre pour être hébergé à l’hôtel ce soir. Je pourrais remonter à mon appartement demain mais pas avant. Et mes affaires, ma brosse à dents, mes habits pour demain. Je travaille moi !!! Le pompier, laconique, me sort « Prenez une journée de repos demain m’sieur. On dirait que vous en avez besoin. Vous êtes secoué. Et bien pâlot ». Des pompiers psy, j’aurais tout vu ! Mon appartement, comme celui des autres au même étage, vous l’aurez compris,  a cramé.

Dans ma chambre d’hôtel, généreusement réquisitionnée par la mairie, je fais les cent pas. Mon environnement, mes habitudes, ma douce agonie rituelle sont chamboulés. Comme un lion en cage, je rugis de rage. Si j’avais une queue, je fouetterais l’air pour essayer d’insuffler un vent nouveau dans cette vie désastreuse. Je me rends compte que j’ai deux solutions : soit je disparais, soit je… disparais. En message décodé : je me tue ou je me tire. Option 2 validée, je ne suis pas du genre courageux (rappelez-vous, je suis une personne banale).  Dans un accès de spontanéité, je prends ma veste, vérifie que j’ai bien mon portefeuille et sors de cette chambre d’hôtel qui me dégoûte.

Je marche dans les rues, au hasard. Je n’ai pas de destination de prévue mais j’y vais. Je passe devant un garage. J’en ressors une heure plus tard avec une voiture que je viens d’acheter à un vieux briscard. Il était bien content de trouver un gars comme moi pour dégager cette voiture, probablement volée, de son commerce déclinant. Je me retrouve donc avec  une voiture, une vie derrière moi, que je veux oubliée et une autre qui m’attend. Une meilleure, j’espère.

J’ai pris le chemin qui s’offrait à moi. Je me suis retrouvé sur l’autoroute direction le Havre. L’ouest. C’est ma conquête. Je me sens libre comme jamais, porté par une envie d’ailleurs et de renouveau inespérés ces derniers mois. Oui, je peux le dire : je me sens bien. Pendant les heures de voyage, dans le silence absolu de ma cabine mécanique, je pense à qui je pourrai devenir. Sans attaches, sans plus aucun passé puisque cramé par un incendie et broyé par une rupture, je peux être une autre personne. Je veux être une autre personne. Un mec banal hier, un homme étincelant demain. Je peux me réinventer. J’ai énuméré toutes les qualités et tous les hauts faits que j’aimerais avoir réalisés. J’ai revu mon scénario plusieurs fois pendant la nuit. Le lendemain matin, j’arrive dans une petite ville à côté de Saint-Malo.  Je connais plus ou moins le personnage que je vais endosser. Je décide que je l’affinerai au fur et à mesure de mes rencontres, pour lui donner du corps et de l’âme. Mais c’est décidé, je suis à présent Marc Hennitz.

Après environ deux semaines de pérégrinations, dans un bled puis dans un autre, sautant d’une chambre d’hôtel à une autre, écumant les bars de centre ville, je me suis posé à Paimpol. Pendant ces quinze jours, je me suis fait à mon nouveau moi. Je me suis mis à fumer des cigarettes, j’ai appris à jeter des œillades mystérieuses autour du moi du genre qui disent ne venez pas vous frotter à moi si vous ne voulez pas avoir de problèmes, sans pour autant couper tout élan de sympathie ou de volonté de bavardage. Je veux bien paraître aventureux mais sûrement pas me retrouver seul. Ce nouveau perso tout ça ce n’est pas uniquement pour ma pomme et mon égo, l’idée est quand même de rencontrer des gens et leur en mettre plein les yeux. Je garderai pour moi les questions qui peuvent se poser sur ce besoin de briller auprès des autres.

A Paimpol, je me suis installé sommairement dans un hôtel avec l’idée d’y rester quelque temps. La ville me plait : son petit port de pêche, le centre ville et son côté presque désuet de ville au bout du continent. J’ai réglé la question de l’indemnisation avec mon assurance, ce qui me laisse quelques mois pour voir venir, sans avoir à me soucier de travailler. Pour un Marc Hennitz, être marchand de chaussures, ça le ne fait pas franchement. Mais je n’ai pas encore trouvé de métier qui lui, qui me, sied bien. Ce n’est pas urgent, comme je l’ai dit, j’ai un peu de temps pour y réfléchir.

Marc Hennitz de Paimpol. La classe. La claque pour tous les jaloux. Je me sens bien dans mes pompes (des réminiscences de ma vie de vendeur de chaussures). Les rencontres dans un magasin quelconque ou dans un bar ne posent aucun problème : mon discours est rôdé, mon personnage affirmé. Mais très vite, je me rends compte que mon mensonge (il faut appeler un chat un chat) m’empêche de créer des liens disons plus solides qu’un simple bonjour-au revoir. Je m’empêtre dans des détails que j’oublie aussitôt. Je réponds vaguement aux questions, je ne semble pas très convaincu par ce que je raconte. Ce qui me fait paraître bizarre. Et je sens bien que les gens que je rencontre se font cette réflexion. Qui est ce drôle d’énergumène, ce Marc Heinz ou je ne sais quoi, doivent-ils penser.  Après quelques phrases échangées et des regards louches à mon encontre, on se serre généralement la louche en se promettant de se revoir bientôt en sachant pertinemment qu’il n’en sera rien.  Donc au final, j’ai une super personnalité de Marc Hennitz, avec un fabuleux passé, mais personne avec qui les partager. Je me sens seul, en somme.
Assez rapidement,  je suis presque autant déprimé qu’à Paris. Heureusement qu’il y a la mer et ses vagues. Elles m’apaisent et me font voir les choses autrement, enfin pas aussi tristes qu’elles en ont l’air.

Par un bel après-midi ensoleillé, je me pose à une terrasse de café que j’affectionne tout particulièrement. Je m’y sens un peu comme à la maison. Les deux proprios, une femme et son mari, tous les deux  l’air débonnaire, semblent bien m’aimer. A peine je pose mes fesses sur les petites chaises bistrot de leur café que la patronne m’interpelle : « Hey Heinz, un ptit jus de tomates pour faire le plein ». Ca les faisait marrer les deux que je boive tout le temps du jus de tomates et que mon nom ressemble à celui d’une marque de ketchup. Ah oui, comme les clopes ça faisait déjà beaucoup de changement pour mon corps, j’ai décidé de remettre à plus tard l’habitude de l’alcool. Et puis je suis sûr que cela ajoute sa part de mystère à mon avatar : un fumeur invétéré buveur de jus de fruits. Bref, je suis attablé, mon paquet de cigarettes plein et le briquet posés sur la table et je me dis qu’il est temps de réfléchir à la suite des événements. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ? M’installer ici ? Administrativement parlant, c’est un peu délicat, ils me connaissent comme Marc Hennitz, je ne peux pas, du jour au lendemain leur dire que je suis en fait Bruno, marchand de chaussures. Ils me prendront pour un taré (que je suis peut-être au fond), ils vont me chasser de la ville à coups de pied au cul ou pire pourraient me faire la vie dure en m’excluant de toute activité ou conversation sociales voire déposer des rats morts devant chez moi, en guise d’avertissement. Plongé dans mes réflexions mais tout de même alerte sur ce qu’il se passe autour de moi, je remarque une jeune femme assise non loin de moi. Elle est seule et ne semble pas attendre quelqu’un. Quelque chose en elle m’attire. C’est peut être cette sensation de solitude qu’elle dégage. J’ai comme le sentiment qu’on se connait ou en tout cas que si nous faisions connaissance nous nous entendrions très bien. Je la regarde encore quelques minutes et détaille sa personne. Un nez droit et pointu, de longs cheveux bruns et épais, une jolie robe en laine bleue marine. Puis je me décide à l’aborder. J’avoue que je ne fais pas le fier, quelque chose m’impressionne chez elle, je ne parais pas aussi sûr de moi que je l’aimerais. Elle me sourit, m’invite à prendre place à sa table. Elle est ici en vacances, elle a besoin de prendre du recul, de faire le vide, d’être seule ou, ajoute-t-elle assez diplomatiquement, d’être accompagnée par un inconnu qui ne lui posera pas trop de questions. Elle a tout compris je me dis, elle est dans une situation similaire à la mienne mais elle au moins ne se cache pas derrière un personnage fictif. Cette pensée, je l’ai exactement au moment où elle me demande comment je m’appelle. Et moi, sous le coup de la surprise, n’ayant plus prononcé mon vrai nom depuis des semaines, ayant même caché ma carte d’identité au fond de ma valise pour véritablement oublier qui je suis, je lui ai répondu : Marc Hennitz. Avec un petit accent très étrange, mi-aristo, mi-con. Je me déteste ! Elle c’est Rachel. Ah Rachel, comme elle est belle et douce. Ah Rachel, qui fait qu’en l’espace de quelques minutes j’ai (presque) perdu tous mes désirs de vengeance à l’encontre de Diane et son abruti d’Hervé de nouveau conjoint.

De façon très banale voire cliché mais c’est normal au vu de mon (vrai) personnage, je peux dire que nous n’avons pas vu les heures passer. Nous avons parlé et ri et parlé encore. Toute l’après-midi. Bien malgré moi j’ai pas mal menti… On a évoqué, comme le veut ce genre de situation, nos goûts en matière de cinéma et de littérature, évoqué les coins du monde où on a été ou ceux ou on aimerait voyager. Pour ce qui est de la partie personnelle, fidèle à son invitation, elle n’a pas parlé d’elle mais en revanche m’a posé des tas de questions. Mi-fugue, mi-raison, j’ai mixé les personnages et les histoires : de Marc j’ai pris le caractère vaillant et les anecdotes qui en mettent plein la vue (en me demandant tout de même si j’étais véritablement crédible) et de Bruno j’ai gardé la sensibilité, Diane, la rupture tout ça. Je sais que ce n’est ni honnête, ni très malin mais je voulais lui plaire.


Plus tard, allongé sur le lit de ma petite chambre d’hôtel qui est devenu en l’espace de quelques semaines mon chez moi, je fume une cigarette (je commence à y prendre goût) en regardant le plafond. J’inspire la fumée, je l’expire, parfois en essayant de faire des ronds. Bref, je suis un mec qui se sent bien, qui vient de passer une après-midi enchantée avec une belle jeune femme répondant au doux nom de Rachel. Un seul truc me gêne : et si on se plaisait vraiment et qu’on allait plus loin tous les deux, comment pourrais-je lui annoncer la vérité sur mon identité.  Est-ce qu’elle le prendrait mal ? Serait-elle déçue par un Bruno qui n’a jamais fait de saut à l’élastique mais qui a le vertige en haut d’un escabeau ?
Ca fait longtemps que je ne suis pas senti aussi bien alors je ne vais pas commencer à me faire du mouron sur des hypothèses et autres projections. Je décide qu’on verra bien au moment venu. En attendant, il est nécessaire que je calme le jeu sur les aventures de Marc, que je sois un peu plus Bruno. Ah facile à dire !! Surtout avec les mensonges que j’ai déjà lâchés. Deuxième résolution je note dans un carnet tout ce que je lui ai raconté. Au moins, je devrais pouvoir m’y retrouver dans la complexité de ma vie et ne pas tout gâcher prématurément pour cause de défaut de mémoire.

On s’est vus, on s’est revus. Chaque jour en sa présence me rend un peu plus heureux. J’arrive à bien garder le cap de mes histoires, grâce notamment à mon système du carnet. Les fabuleux exploits de Marc Hennitz parti en mission humanitaire au Soudan ou s’étant occupé de sa mère malade pendant plusieurs mois jusqu’à ce qu’elle aille mieux ne sont quasiment plus évoqués. Au début elle m’a posé beaucoup de questions, impressionnée – et il y avait de quoi – par mon altruisme et mon courage. J’essayais de lui donner les détails qu’elle attendait tout en essayant de ne pas trop m’étaler, faisant mine ainsi, d’être quelqu’un de particulièrement humble. Bon, en somme, je crois que je gère bien la situation et surtout on se plait.

Un soir, on a frôlé la catastrophe. Confortablement attablés dans un restaurant près du port de Paimpol, nous dégustions un verre de vin rouge en nous regardant droit dans les yeux et se faisant ces petits sourires coquins que se font les personnes amoureuses. Entre alors, comme une furie, un homme costaud, portant sur lui un caban bleu marine, qui pose sans aucune délicatesse un gros sac sur le comptoir du bar du restaurant. Il appelle le patron, hurle qu’il a besoin de boire un verre de quelque chose de bien fort pour faire passer la colère qu’il éprouve envers sa femme… Personne ne l’écoute, en fait il n’y a pas grand monde encore dans ce restaurant. Le patron est allé je ne sais où, faire je ne sais quoi. Et l’homme corpulent d’enfouir sa tête entre ses mains comme quelqu’un au bout du rouleau qui essaie de retenir sa raison afin qu’elle ne s’enfuit pas. Il se retourne, avec l’envie probable de trouver une oreille et ou une épaule compatissante. Il me voit. Il me reconnait. Moi aussi. J’ai une boule d’angoisse qui fait le yoyo dans ma poitrine. Il s’approche de nous, les yeux brillants de l’espoir d’être sur le point d’être sauvé de son agonisante solitude. Moi ça ne m’arrange pas du tout cette histoire. Ce bonhomme, je l’ai croisé dans un bar deux jours après être arrivé dans le coin et j’ai voulu faire le malin. Rapport à sa stature, je voulais, en retour l’impressionner. Et j’ai mis le paquet. Je ne sais plus très exactement ce que je lui ai raconté mais il était question de descente de l’Amazonie en pirogue fabriquée de mes mains, du sauvetage d’une famille entière lors de l’incendie de mon immeuble (je n’avais pas complètement inventé l’incendie au moins), mes hauts faits de médecin psychiatre… bon il avait pas mal bu ce soir là, ça a aidé à faire passer mes délires mensongers en choses plausibles. En tout cas, je me rappelle qu’il était sacrément impressionné. Pendant que ce que je lui avais raconté revenait à ma mémoire, il s’approchait de nous, lentement, avec les mêmes souvenirs en tête probablement. Il m’a salué d’un bonjour docteur. J’ai regardé Rachel et lui ai fait la mimique de celui qui ne comprend pas ce qu’il se passe. Je me suis levé, lui ai serré la main et lui ai demandé comment il allait. C’était une sorte de sésame ouvre-toi que j’aurais mieux fait de ne pas prononcer. A ces mots, il s’est assis entre nous deux et s’est mis à raconter sa dispute avec sa femme, son baluchon, son envie de se tirer contrebalancée par le fait qu’il est toujours amoureux de cette vieille bique (ce sont ces mots pas les miens). Puis il me demande, tout d’un coup, à brûle-pourpoint, si je peux consulter sa femme qui lui semble-t-il a un problème sychologique (sic). Bah oui, vous êtes docteur, docteur ? Un médecin pour les fous. Là, la situation m’échappe. Je réponds qu’on ne dit pas fous mais personnes malades mentales, je fais le parallèle avec nains et personnes de petite taille. J’essaie de gagner du temps et surtout de changer de conversation et m’enfuir au plus vite de ce traquenard. Tous les deux me regardent, les yeux ronds comme des billes. Et je continue mon laïus sur les termes politiquement incorrects à éviter etc. Et puis, sans préambule, je me lève, demande à Rachel d’en faire autant en expliquant que nous avons un rendez-vous urgent, que nous devons partir immédiatement. L’homme costaud ne réagit pas tant notre fuite est précipitée. En sortant Rachel me demande ce qu’est cette histoire de médecin tout ça. Je fais un geste de la main signifiant quelque chose du genre laisse tomber, ça n’a pas de sens, en ajoutant pompeusement « Il doit être fou ». Elle n’a pas cherché à en savoir plus, mais j’ai remarqué une expression de suspicion sur son visage. Quoi qu’il en soit c’est ce soir là que nous nous sommes échangés notre premier baiser.
Ah ! Oh ! C’était fantastique. Un feu d’artifices mais pas artificiel. Ses lèvres contre les miennes, ce petit goût de cerise sur sa langue. Je suis fou, fou de joie, fou de bonheur !  Ce baiser en a entraîné d’autres, et des caresses aussi. Bref nous sommes allés dans ma chambre d’hôtel, pour nous retrouver dans l’intimité de nos deux corps se cherchant. Je passerai les détails de cette nuit, je suis pudique.

Le soleil brille dehors, on l’aperçoit à travers les interstices des volets en bois de ma chambre. Encore à moitié endormi, je sens son corps chaud contre le mien, sa peau douce et moelleuse. Ah que je me sens bien. « Allons prendre le petit déjeuner dehors », me souffle-t-elle dans l’oreille. Je mangerai un bœuf entier. Je la regarde se lever et se diriger nue vers la salle de bains. Elle est gracieuse, j’aime ses cheveux tombant dans le bas de son dos qui se termine par deux jolis creux au niveau des reins. Elle chante sous la douche, je l’accompagne en sifflant sans savoir si elle m’entend.

A mon tour, je vais sous la douche. Je continue de siffler en espérant qu’elle me suivra en paroles. Mais sous l’eau qui pulse de son pommeau, je n’entends pas grand-chose d’autre que cette pluie artificielle qui m’inonde. Vivant ! Je me sens vivant pour la première fois depuis des mois. Mon cœur bat fort, mes lèvres dessinent des sourires, mes veines sont plus gonflées comme inondées d’un torrent d’énergie. Je reste bien plus longtemps que d’ordinaire. Plus que des considérations d’hygiène, je savoure un moment. Et je vous assure que ce n’est pas que le sexe qui me procure ces sensations, il y a que je suis bien avec elle. Je sais qu’il y a cette histoire de mensonges entre nous mais je suis persuadé que je pourrais très vite tout lui dire et qu’elle comprendra. Ça ne peut pas se passer d’une autre façon de toute manière, des rencontres de ce type ne sont pas si fréquentes.

J’ai un souvenir très précis de cette matinée. Chaque geste est gravé dans ma mémoire. La douceur de la serviette éponge, le frais du déodorant sur mes aisselles, le reflet de ma pomme dans le miroir me renvoyant quelque chose qui ne me déplait plus tant que ça, le goût très mentholé du dentifrice. En caleçon je sors de la salle de bain, lui dit que je suis presque prêt, qu’on va se la manger cette vache, et en entier encore ! La tête plongée dans l’armoire attenante, je n’entends pas sa réponse. Je lui demande, plus fort, si elle, est prête. Pas de réponse. Je me retourne. Le lit est vide. Je tourne la tête vers la chaise où pendaient ses vêtements. Plus là. Machinalement, je regarde la fenêtre. Fermée. Je ne sais pas trop dans quelle mesure j’ai pu imaginer qu’elle s’était envolée. Envoler littéralement je veux dire. Bêtement, je l’ai de nouveau appelée. Dans la chambre, dans le couloir de l’hôtel « Rachel, Rachel ! Où es-tu ? Où te caches-tu petite coquine ? ». Toujours le silence en guise de réponse. J’enfile mon pantalon et un t-shirt. Elle devait s’ennuyer, était morte de faim. Elle doit m’attendre au café. Je l’imagine déjà, une mince moustache de chocolat au-dessus des lèvres, ses yeux rieurs et moi qui l’embrasse en lui disant qu’elle aurait pu me prévenir. Un peu plus et je me serai inquiété, je lui dirai. Des yeux je fais un rapide tour de la chambre. Mes clés ! Sur le bureau, à côté d’où elles sont posées, je découvre mon carnet de notes. Ouvert. J’ai tout d’un coup l’envie de desserrer ce nœud de cravate qui m’étouffe mais je n’en ai pas. Va falloir que je supporte cet étranglement et l’air qui se raréfie dans mes poumons. Je ne comprends pas. Hier, Rachel, moi, dans cette chambre. J’avais fait le ménage avant de la retrouver. Je n’aurais jamais laissé traîner mon carnet. Encore moins ouvert. Elle aura fouillé, l’aura trouvé. Je tourne les pages du carnet et relisant quelques passages pour essayer de me rendre compte si elle a pu comprendre de quoi il s’agissait. Bon, à moins qu’elle soit demeurée, il n’y a pas de doutes quant au contenu et à l’objectif de ces notes. A la dernière page, je découvre qu’elle m’a laissé un petit message : « Connard ! ». Ni plus, ni moins. Simplicité, efficacité. Je suis effondré.
Je défais mes chaussures, m’allonge sur mon lit dont les draps sont encore emprunts de son odeur et je pleure. Je me déteste (moi Bruno), je le déteste (lui ce Marc), je n’ai plus envie de rien. Je pleure.

A un moment, au bout de plusieurs heures de somnolence dépressive, je me convaincs que je peux peut-être rattraper la situation. Si je lui parle sincèrement. Mes doutes, ma douleur de Paris, le coup de massue de l’incendie et la liberté retrouvée sur la route, l’envie d’être un autre et cet autre qui se trouve bien avec elle. A quoi bon ressasser cette erreur, recommençons tout à zéro : c’est ça que je dois lui dire, lui faire comprendre que ce que nous vivons va au-delà des apparences trompeuses dont j’ai eu la connerie de vouloir entourer ma vie. Alors je me précipite sur mes chaussures (il faut que je la retrouve et que je me batte pour notre histoire !), un des deux lacets cèdent sous ma force décuplée par la hâte (et merde ! j’en ai pas d’autre. Tant pis je sors comme ça), je me dirige vers la porte de la chambre claudiquant avec ma chaussure qui me tient à peine au pied (que c’est inconfortable ! Pourquoi ça m’arrive maintenant ! fais chiiiier !), je descends les escaliers tant bien que mal, je loupe une marche, dévale les cinq marches restantes sur le derrière. Me suis foulée la cheville, c’est foutu, je vais me remettre au lit. De toute façon, j’en suis sûr, elle ne voudra jamais m’écouter.

Entre les cauchemars, les remords et la peine de l’avoir fait souffrir, déçue tout du moins, je passe la moitié de la nuit éveillé. A huit heures, les yeux gonflés du manque de sommeil, je prépare ma valise et me tire de cet hôtel, de cette ville qui est devenu depuis la veille le foyer de ma honte. C’est peut-être pire de se sentir nauséabond que déprimé.

Je rentre à Paris.

J’ai retrouvé mon appartement, ma routine, un nouvel emploi dans un autre magasin de chaussures, du côté de Montparnasse, qui me rappelle mon escapade bretonne avec toutes ces rues et cafés aux noms emplis d’embruns. Je ne fais plus de tennis mais du squash, sport préféré de Marc. Au moins si un jour je recroisais Rachel, je pourrais lui dire que ça, c’était la vérité. Un peu léger comme argument mais on se rassure comme on peut. J’y pensais souvent à Rachel. Qu’était-elle devenue ? Etait-elle retournée chez elle ? M’en voulait-elle vraiment ? Où en serions-nous aujourd’hui si elle n’avait pas découvert ce satané carnet ? J’ai suivi les conseils d’Antoine. Je me suis inscrit à un site de rencontre en ayant deux profils. C’est celui de Marc qui suscitait le plus d’intérêt et de demandes de rendez-vous. J’en ai fait un ou deux. J’ai trouvé ça terriblement ennuyeux. De toute façon, je n’étais pas à l’aise avec l’idée de me faire passer pour quelqu’un d’autre. L’aventure avec Rachel m’avait échaudé. J’ai alors décidé d’être moi et de l’assumer même si un mec banal ça plait moins qu’un aventurier fumeur (fumeux ?).

Les semaines passent. Ma routine, un peu moins routinière tout de même, qu’avant mon escapade en Bretagne est installée. Je passe encore des soirées à taper sur google les mots Rachel et Plescal mais rien de nouveau n’apparait. Toujours les mêmes résultats : son palmarès à des championnats de tennis de table, une fiche sur le site d’anciens élèves du lycée où elle a étudié etc. Je ne sais pas ce que j’espère trouver : un message à mon intention me signifiant qu’elle m’a pardonné et qu’elle souhaite reprendre contact avec moi ?

Et puis un matin, je me réveille avec en tête, une résolution. Etre po-si-tif. Essayer de provoquer les situations, être plus avenant, sortir plus peut-être aussi. Vivre aussi pour moi et pas seulement dans le souvenir d’une histoire d’amour qui a échoué. Je parle de celles avec Diane et avec Rachel dans une moindre mesure tout de même.
Même si les résultats ne se font pas sentir tout de suite, j’ai l’impression de mieux profiter de la vie. Je m’octroie des petits-déjeuners dans des bistros le matin, des grasses matinées le weekend. Je sèche le travail parfois aussi. Un matin, j’ai même pris un train me passer la journée au bord de la mer, à Dieppe en ayant préalablement envoyé un message au directeur du magasin pour l’avertir que j’étais malade. Ces petits moments de plaisir que je m’octroie me font prendre conscience que l’on peut être une personne banale et vivre des aventures.
Petit à petit, je me retrouve et laisse Marc végéter dans le passé. Enfin je veux dire que ce Bruno, bah finalement, je l’apprécie bien. Tout de même, en souvenir de cet épisode étrange, je décide de continuer à fumer. Il faut bien l’admettre : plus qu’une habitude, c’est une espèce de dépendance qui s’est installée. Un jour, Diane est passée dans le magasin dans lequel je travaille. Elle ne m’a pas remarqué immédiatement, alors que moi j’ai senti sa présence bien avant qu’elle ne franchisse le seuil de la boutique. Je sais que ce genre de sensation prémonitoire n’existe pas en vrai tout ça mais c’est quand même le sentiment que j’ai eu en reconnaissant son visage. J’ai eu un choc, je peux bien le dire. Mais j’étais aussi très heureux de m’apercevoir qu’elle s’était un peu empâtée et qu’elle était moins belle que dans mon souvenir. Quand elle m’a vue, elle a souri comme si nous étions de vieux copains de fac, m’a embrassé sur les deux joues et m’a taillé une bavette. Elle bossait toujours dans la même agence immobilière, avec Hervé ça allait couci-couça (je jubilais en silence), elle était devenue accro à un sport appelé la gym suédoise (en tout cas, ça ne se voit pas). Je lui ai parlé de ma nouvelle fiancée Rachel avec qui c’était le bonheur absolu (oui d’accord j’avais envie de la rendre un peu jalouse). Elle est sortie de la boutique sans rien acheter et en proposant que l’on se fasse un dîner, tous les quatre. Je n’ai bien évidemment pas répondu à cette invitation bizarre mais je sentais que l’annonce de mon nouveau bonheur l’avait quelque peu décontenancée.

Etrangement cette rencontre avec Diane ne pas tant secoué que ça. Je crois même que ça m’a soulagé, je n’éprouve plus la même chose pour elle qu’avant. Elle m’a tellement déçue et puis je la trouve bien trop grassouillette désormais. Rachel me manque. C’est Rachel que je veux. Je me fais cette réflexion quand la cloche de la porte résonne annonçant la visite d’un nouveau client. Je tourne la tête vers la porte donc pour accueillir comme il se doit cet homme ou cette femme venu se chausser. Là, le choc, le vrai, celui procuré par Diane n’est rien à côté. C’est comme un coup de poing en plein estomac rempli de vinaigre. Je vous vois venir, vous pensez que c’est Rachel qui est entrée. Et bien pas du tout ! Mais il s’agit bien d’une femme. De la femme la plus belle que j’ai eu l’occasion de croiser dans ma courte et misérable vie. J’ai envie de chanter, de danser aux pieds de cette déesse à la place de quoi je m’approche d’elle et lui demande si je peux l’aider. Elle cherche des ballerines toutes simples, légères pour pouvoir faire de grandes balades dans la ville. Elle ajoute qu’elle adore marcher comme si elle voulait s’excuser d’avoir envie de s’acheter de nouvelles chaussures. Je courre, je vole à travers le magasin pour lui trouver la paire parfaite. Avec en mémoire des images de contes de fée et de prince charmant enfilant des escarpins à sa princesse, je l’aide à essayer les chaussures. Elle rougit un peu devant mon service galant je suppose car elle ne sent absolument pas des pieds. Au contraire, des effluves de fleurs et de sable chaud semblent provenir de ses petits pieds que j’ai envie de caresser et d’embrasser jusqu’à saigner des lèvres. Au moment de régler son achat en caisse, étonné par ma propre audace, je lui propose de l’accompagner dans sa prochaine balade. A ma surprise, elle me demande un stylo et un bout de papier. Je m’exécute et regarde avec la plus grande attention ce qu’elle note : un numéro de téléphone, le prénom Lucille. Puis, elle me tend le bout de papier et m’invite à l’appeler mon prochain jour de congé.

- Au fait, c’est quoi votre prénom ?

- Hein, moi ? Je m’appelle Bruno.

- A bientôt Bruno

 

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